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Entretien avec Laure Tixier dans le cadre de son exposition au Centre d'art de la ville de Houilles

Oeuvre Laure Tixier - Des mauvaises graines condamnées à en arracher et à en contrôler d'autres

LE TRAVAIL DE LAURE TIXIER EST PRÉSENTÉ À LA GRAINETERIE, CENTRE D’ART DE LA VILLE DE HOUILLES DU 18 SEPTEMBRE AU 6 NOVEMBRE 2021.

 

Au printemps, tu as montré chez Analix Forever de nouvelles pièces sur les colonies pénitentiaires pour mineurs. Je sais que c’est un sujet qui t’intéresse depuis quelques années et qui touche à des domaines qui sont fréquemment convoqués dans ton travail, comme l’organisation de l’espace collectif ou l’univers de l’enfance. Comment retracerais-tu le chemin qui t’y a amené ?

Ce qui fait communauté m’intéresse. Je tente de saisir cet impalpable à travers l’architecture, l’urbanisme et le paysage qui en sont à la fois le lieu et la structure. Mon enfance dans un grand ensemble puis dans des zones pavillonnaires, entrecoupée de longs séjours dans la ferme de mes grands-parents, est probablement à l’origine de cet intérêt. Ces espaces, en dehors d’être ruraux ou urbains, généraient des formes de vie très différentes. La part du collectif, de l’individu, de la cellule familiale et de la communauté organisée autour du travail y variait fortement, le rapport entre l’humain et le non-humain également. Depuis mes études, la question de l’utopie et de ses systèmes, de ses franges hétérotopiques est centrale. Celle de l’enfermement en est le corollaire. Quelques années après avoir travaillé à partir des prisons imaginaires de Piranèse (Dolci Carceri, 2002), je suis revenue à partir de 2013 sur l’architecture carcérale en découvrant pour me repérer lors d’un déplacement dans le 14e arrondissement, une zone floutée correspondant la prison de la Santé sur le plan de Paris dans Google Earth.

L’envie de redonner « vue » et « corps » à ce trou noir au milieu de la ville a déclenché une expédition sur Google Earth plus large, de ville en ville, de pays en pays, en quête de prisons : floutées ou non, leur géométrie est repérable qu’elles soient ruptures au sein des villes, clairières au milieu de la forêt, oasis en plein désert ou îles. À cette recherche géographique s’est superposée une recherche historique sur ces espaces clos et imposés. Cela a abouti à Map with a view, un inventaire d’une trentaine de formes noires et énigmatiques dont sont extraites les trois peintures murales de mon exposition à La Graineterie à la rentrée (Prison de La Santé, prison de la Petite Roquette à Paris et Presidio Modelo, Isla de la Juventus à Cuba).

Depuis trois ans, à partir de l’histoire de La Petite Roquette, prison pour enfants construite à Paris en 1830 pour les séparer des adultes, je me suis intéressée aux colonies pénitentiaires agricoles et maritimes qui ont émergé dans les campagnes françaises en réaction à cette architecture panoptique parisienne.

Et plus particulièrement à trois d’entre elles : celle de Belle- Île-en-Mer, de Mettray en Touraine et du Val d’Yèvre près de Bourges. La recherche s’est poursuivie avec les Refuges du Bon Pasteur, institutions religieuses, implantés dans de nombreuses villes françaises, où étaient placées les filles.

Comme tu le soulignes, je retrouve le territoire de l’enfance qui affleure parfois dans mon travail en faisant ici émerger la mémoire de ces enfances irrégulières de la seconde moitié du XIXe et de la première du XXe siècle. Je suis très attentive dans certains projets aux premières sensations d’espace que l’on éprouve enfant. Dans d’autres, je regarde de près les espaces de vie, de jeux qui leur sont proposés et vois combien ils recèlent, sous une apparence ludique, une dimension coercitive visant dès le plus jeune âge à la discipline des corps (Cabinet des espaces potentiels, 2014). Dans les colonies pénitentiaires pour mineurs et les Bon Pasteur, les formes éducatives et carcérales se confondent totalement.

Tu évoques la notion d’hétérotopie de Michel Foucault, autour de laquelle nous avons eu l’occasion d’échanger plusieurs fois cette année. Quand tu parles d’architecture panoptique et de « discipline des corps », c’est encore à lui qu’on pense. En plus de cette analyse très riche des systèmes de domination, des concepts et des notions qu’elles nous a fournis, on sait que l’action de Foucault est également passée par la volonté de donner voix aux détenu.e.s en participant à la création du Groupe d’information sur les prisons. J’ai l’impression qu’entre tes développements sur les plans de prisons et l’attention que tu portes au destin des enfants détenus on trouve un spectre d’approches aussi large. Comment envisages-tu ces rapports qui se dessinent avec le travail de cet intellectuel ?

J’ai découvert le regard de Foucault sur l’œuvre de Jeremy Bentham (Surveiller et punir, 1975) bien après celui de Roland Barthes sur celle de Charles Fourier (Sade, Fourier et Loyola, 1971). Dans les deux cas, ce sont des philosophes qui analysent des philosophes qui les ont précédé, à travers les formes à la fois totalement abstraites et terriblement concrètes qu’ils ont créés : le panoptique pour Bentham et le phalanstère pour Fourier.
Comment d’une pensée, d’un concept, d’un dessin, on glisse vers des propositions d’espaces qui modèlent des vies. Comme tu le rappelles, l’engagement de Foucault à faire apparaitre ces abstractions se doublait de l’attention à rendre visibles les trajectoires, les voix de ceux qui les vivaient. Mon travail se construit dans cette opposition, entre structures et corps, notamment entre les formes radicales noires de Map with a wiew, géométrie de l’enfermement et les objets sensibles, fragiles, précieux, conçus comme des fragments de récits des vies des enfants détenus (drapeaux en mousseline de soie, broderies blanches sur mouchoirs blancs, galets dorés…).

L’approche très personnelle qu’avait Michel Foucault de l’histoire m’intéresse aussi beaucoup. Dans certaines œuvres, on ne saurait dire s’il est philosophe ou historien et pourtant on se sent encore ailleurs. J’aime ces glissements de territoires, ces endroits où les disciplines sont enchevêtrées à tel point qu’elles finissent par créer d’autres lieux. Je fonctionne souvent ainsi. Mes projets s’appuient sur un travail de recherche, d’enquête et de collecte d’archives (historiques, scientifiques, sociologiques) qui, tout en étant très présentes, n’apparaissent que rarement directement dans les formes produites. Floraisons associées aux espaces engendrés, le titre de l’exposition à La Graineterie, est issu d’un vocabulaire mathématique et évoque les abstractions géométriques et leurs conséquences vivantes ainsi que les espaces de résistance qu’elles génèrent.

En regardant la série d’aquarelles de motifs végétaux que tu as réalisées récemment, Herbier de mauvaises graines, j’ai justement pensé à l’un de ces glissements de territoires. Dans Surveiller et punir, Foucault reprend une gravure du XVIIIe siècle qui, à l’origine, illustre le traité de Nicolas Andry de Boisregard, Orthopédie ou l’Art de prévenir et de corriger dans les enfants les difformités du corps. Elle montre l’utilisation d’un tuteur et d’une corde pour redresser le tronc d’un arbre : exemple dont le médecin propose de s’inspirer pour traiter les membres des enfants. L’image est devenue une sorte de symbole pour cette discipline médicale, mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir aussi un risque : stigmatiser, « pathologiser » et finir par éradiquer ce qui s’écarte d’une norme établie.

Dans ce cas, comme dans celui des institutions pour mineur.e.s qui t’intéressent, les bonnes intentions peuvent donner lieu à des traitements parfois plus monstrueux que les maux qu’ils sont censés guérir. Le parallèle avec le monde végétal est également parlant aujourd’hui, alors que nous sommes conscient.e.s des méfaits d’une nature maitrisée à l’excès : monoculture, phytosanitaire et réduction de la biodiversité. J’ai l’impression que la réévaluation qui s’opère quant à notre façon de traiter les autres entités vivantes avec lesquelles nous cohabitons peut offrir en retour des clefs pour interroger nos rapports avec nos semblables. Cette observation des écosystèmes est présente dans ton travail, peux-tu expliquer comment le rapport au végétal a nourri ton projet ? S’agit-il surtout d’un répertoire de formes ou également d’un lieu de réflexion éthique ou politique pour la société humaine ?

L’idée des colonies pénitentiaires agricoles était de « sauver les enfants par la terre et la terre par les enfants ». La plupart des colons avaient juste volé une pomme ou commis un délit de vagabondage parce que leur familleétait trop pauvre, d’autres étaient des enfants illégitimes ou simplement récalcitrants à l’autorité. Jules Verne avaitainsi placé son fils à Mettray au nom de la loi de correction paternel : un père pouvait, pour mécontentement suffisant, décider seul ce redressement. Faire pousser droit à la campagne. Cette orthopédie pastorale pensée comme un progrès social aboutissait dans la colonie du Val d’Yèvre au défrichage dix heures par jour de marais insalubres rendus cultivables par le travail non rémunéré des enfants pendant un siècle.

Jean Genet gardait de ses années à Mettray l’impression éblouie et tétanisée d’avoir été captif des fleurs (Miracle de la rose, 1946). Pas de murs mais des pensées, des œillets, des lauriers pour gardiens. La lande de Belle-Île-en-Mer était bien trop épineuse pour s’y cacher durablement lors des quelques échappées. L’Herbier de mauvaises graines répertorie les plantes de ces trois territoires et les présente entre espace de refuge et d’enfermement, instrument coercitif et d’évasion pour rendre la complexité du rapport au végétal des enfants des bagnes. Des mauvaises graines, des graines vagabondes condamnées à en arracher et à en contrôler d’autres.

Evidemment, on ne pouvait pas rester sans mentionner l’œuvre de Genet. Il a livré le témoignage le plus marquant sur ces colonies pénitentiaires et tu as emprunté l’un de ses vers – « Il se peut qu’on s’évade en passant par le toit » – pour plusieurs de tes pièces. Au-delà du sujet, je trouve que tu partages avec lui la création de basculements et de collisions entre la banalité des choses qui nous entourent et l’extraordinaire que l’imaginaire peut y superposer. Je pense à ces visions que Genet décrit dans Miracle de la rose où son langage poétique fait advenir des images marquantes, comme lorsque les chaînes qui pèsent aux poignets du personnage d’Harcamone se transforment « en une guirlande de roses blanches ». On retrouve quelque chose de cet ordre dans ton langage plastique quand tu utilises de la feuille d’or pour écrire sur des galets blancs ou recouvrir une échelle en ronces. Dans les deux cas, j’y vois une façon dont l’imaginaire, notamment celui de l’enfance, construit des échappatoires face à des situations trop difficiles à vivre. Mais si les images produites sont séduisantes, elles ne masquent pas complètement la violence qu’elles contiennent.

La rencontre avec les écrits de Jean Genet a été particulièrement intense, parce qu’au-delà de la succession de lieux d’enfermement qui m’ont emmenée vers lui (la prison de La Petite Roquette, la colonie pénitentiaire de Mettray, la prison de La Santé…), j’ai découvert, comme chez Jacques Demy, la composition d’une langue faite d’antagonismes dont tu parles très justement. Tous deux, pour des raisons et de manières très différentes, ont associé un monde imaginaire et sublimé aux situations intenables qui leur étaient imposées pour sauver leur personnalité ou celles de leurs personnages. Une capacité d’enchantement qui, plutôt que de recouvrir une réalité cruelle, la révèle d’autant plus qu’elle contient sa tentative d’oubli. Le lien à la poésie et le surgissement du conte apparaissent régulièrement dans mon travail. La construction en opposition et la mise en tension dans un même objet y sont des constantes. Dans ce récit, mes formes se concentrent plus intensément en figures d’oxymore. Cette syntaxe plastique, au départ assez intuitive, permet de faire émerger différents niveaux de lecture, de maintenir dans une unité différents points de vues, de rendre visible la complexité de notre rapport au monde et de proposer plusieurs modes de circulation dans les oeuvres.

Légères, précieuses, familières, inoffensives et douces, elles invitent à s’y installer sans crainte avant de distiller la noirceur de leur situation sans jamais être frontales. À l’inverse, si l’on y entre en toute connaissance du sujet, elles troublent en guidant vers des points de fuite tracés par des pulsions d’évasion ne serait-ce qu’imaginaire. Chaque fragment du récit est un continuum entre piège et échappatoire. Le geste qui les accompagne est celui de la réparation ou de sa tentative.

Je trouve intéressant que tu cites le cinéma de Demy parce qu’il donne une place importante aux femmes. C’est ce que tu fais également en te penchant sur les refuges du Bon Pasteur au même titre que les colonies pénitentiaires pour garçons. Dans le traité d’Andry de Boisregard, j’ai été frappé de constater le sort particulier réservé aux corps féminins. Il y pèse, bien plus que sur les masculins, le poids d’une exigence de beauté esthétique et d’une morale de la posture qui sont sans aucun doute dictés par le regard des hommes. J’imagine que cette différence de traitement en fonction du genre est quelque chose qui a stimulé tes recherches.

Si l’histoire des enfances irrégulières du XIXe et XXe siècle est très peu connue, y compris sur les territoires de ces maisons de redressement, celle des filles est encore plus invisibilisée. Les recherches de Michelle Perrot sur les femmes, les ouvriers, les prisons ont cependant ouvert la voie à d’autres historien.ne.s telles que Véronique Blanchard et David Niget pour les sortir de l’ombre. Les enjeux du contrôle des filles et les systèmes mis en place pour y parvenir étaient très différents de ceux des garçons. Dès quatre ans jusqu’à leur majorité, les filles étaient placées dans les Bon Pasteur, institutions religieuses où les sœurs, indemnisées par l’état, veillaient à leur intégrité morale, corporelle et sexuelle. Elles apprenaient très tôt qu’elles étaient coupables. Coupables d’avoir été abandonnées, violées, d’être illégitimes ou rebelles. Coupables des péchés de leurs mères. Coupables d’être des filles. Elles étaient cloitrées, tenues au silence, contraintes de longues heures à la prière et au travail de couture ou de broderie, avaient les seins bandés, les cheveux coupés voire tondus, subissaient des examens de virginité… Beaucoup ont gardé le secret de leur passage dans ces lieux, honteuses d’y avoir été enfermées, traumatisées à vie dans leur féminité, et n’ont pu ni partager ni oublier ces portes qui se sont refermées sur leur enfance et leur adolescence. C’est ainsi qu’est née la discrète série Le poids des portes. Sur des mouchoirs blancs, avec un fil d’un blanc légèrement différent, je brode, au fur et à mesure de mes recherches, les portes de ces établissements dont celle de Bourges devant laquelle nous sommes tous les deux longtemps passés sans savoir ce qu’elle cachait.

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