Les Tanneries - CAC - Amilly
Du 7 janvier au 19 mars 2023
Natalia Jaime-Cortez
Commissaire : Éric Degoutte
Dans le prolongement d’une entame de saison ouvrant sur les premières expositions mises en résonnance avec Les registres du jeu, thématique de cette 7ème programmation artistique des Tanneries,
s’ouvre avec l’exposition de Natalia Jaime-Cortez un second cycle pointant plus particulièrement vers l’approche des récits et les enjeux d’une dimension narrative singulièrement abordée dans les partis-pris artistiques qui seront proposés jusqu’au printemps prochain(1).
Au-delà de la quête insatiable et vivifiante du jeu des formes et d’une économie artistique libre et mobile (re)découverte et propre aux Simonnet, apte à parcourir autant les registres que les champs d’une création imprégnée de ce que furent les rapports à l’art contemporain sur ces 50 dernières années, ou au cœur même de ce qui est sans nul doute pour Joël Auxenfans la Grande Partie qui se joue actuellement – celle d’une modification profonde, difficilement réversible d’un monde « débordé » par nos usages qui désormais nous oblige(ra) à penser de plus en plus autrement – il sera question de jeux de récits, de paroles emmêlées ou d’histoires entretissées, et de dispositifs liés au jeu de pouvoir et du hasard, ou encore des dominations.
Poursuivant leur engagement à accompagner sous diverses formes les artistes dans leurs recherches et leurs processus de création, Les Tanneries ont accueilli entre juillet et décembre 2022, Natalia Jaime-Cortez en résidence artistique territoriale.
Suite à un appel à projet lancé au niveau national, l’artiste a été choisie pour engager sur le territoire une série de rencontres, propices aux échanges, à des temps et des gestes partagés. Comme autant de séquences dialoguées, au fil des jours, se sont signifiés un réseau de paroles et la constitution d’un flux, d’une matière vivante que Natalia Jaime-Cortez a recueillie avec la plus grande attention.
Elle s’en est imprégnée, rejouant artistiquement le travail d’absorption des papiers qu’elle convoque dans sa pratique : les fibres blanches du papier viennent recueillir la charge des flux dans lesquels l’artiste les plonge. La couleur des eaux est étroitement associée aux territoires sur lesquels elles ruissellent : cette couleur est effet du temps (les saisons, les lumières, l’état du ciel), effet d’une géologie enfouie (les sols, les minéraux, les sédiments) et d’une géographie (l’orientation et l’exposition) qui déterminent les biotopes et avec eux l’ensemble des formes de vie de tout écosystème. Il y a là une forme de chimie – dont l’étymologie confuse renvoie à celle des mélanges – qui s’opère, cristallisant des présences diffuses mais constitutives d’un état des choses à révéler ou rehausser. L’encre se fait le vecteur de cette transformation du visible : elle vient former ce trouble sur lequel toute forme de dépôt se fait aussi colorisation.
A cet instant l’artiste nous donne à ressentir que le limon recouvre la force du pigment.
Dans ces formes colorées déposées, sédimentées, précipitées, tout autant, émerge la part artistique qui donne corps à une matérialité sensible. Cette colorisation se signifie pourtant dans les interstices d’un réseau entremêlé de fibres où se nichent des particules insolubles. Dans l’apparentement des matières hétérogènes se fondent et se fardent les surfaces sur
lesquelles sont mis en regard une réalité perceptible que l’artiste nous donne à voir dans la fragilité du grain des choses. Là où toute suspension pourrait nous priver de consolidation se forge le cadre de nos perceptions. La « couleur du monde » est l’objet même de l’œuvre ; elle est le consommé du temps de l’œuvre.
Dans l’apparentement et le registre du jeu des formants, se joue un accomplissement possible.
Le temps partagé de la résidence territoriale fut l’enjeu d’expériences individuelles et collectives. Dans le flux des moments qui les ont constituées, Natalia Jaime-Cortez a pensé les conditions de captation pour multiplier les traces et saisir l’empreinte des choses. Les gestes, les voix, dans l’immatérialité de leur expression, servent pourtant à tresser une trame sensible avec laquelle l’artiste a travaillé, dans le silence de l’atelier, dans l’imprégnation du papier, dans le glissement du pinceau, du geste traçant au fil de l’eau colorée comme au long des retranscriptions des paroles, dans la résonnance de leur expression, dans le travail de l’écrit et des mots déposés.
Ce qui reste apparent est ce qui marque et qui persiste.
Toute une géographie des flux s’est constituée : elle invite à percevoir dans les outils convoqués par l’artiste une invitation au voyage pour s’en aller saisir le motif, équipée d’autant de forme de carnets de voyage où peuvent venir se nicher en creux, toute une mémoire parsemée à chaque page et nourrie des temps liés à l’observation et l’écoute, la recherche et l’expérimentation, souvent dans une pratique mesurée du pli.
Dans le pli s’organise le grain insoluble des choses qui fait ce que l’artiste nomme « les rives du monde » et le pare de ses couleurs changeantes. Dans la superposition des papiers accrochés formant drapés, aux murs bruissent les sons feutrés de leurs dispositions et de leurs assemblages. Étendus aux murs, ils restent libres de prendre vol, de se laisser silencieusement emporter et de flotter dans l’air à la moindre brise, au moindre souffle, fut-il celui perceptible dans le passage du regardeur.
L’arrangement des feuillets se fait aussi ligne d’horizon fixant dans l’alignement des formes géométriques le niveau où positionner le regard pour faire parcours et naviguer. Pour autant chaque point d’étape est l’enjeu d’un basculement des surfaces qui s’ouvrent, dans une vue plongeante, sur un seuil archéologique : au-delà et en deçà des surfaces accrochées, nous nous retrouvons à pressentir d’autres plans possibles où penser et situer le visible.
Reste dans la galerie investie une sorte d’embarcadère, sur lequel, il est possible de se poser, pour mieux disposer des conditions d’un paysage ainsi esquissé, aux alentours, dans la présence signifiée de la couleur que surent préserver des matières un temps détrempées et submergées. Ce ponton – pont flottant et mobile – désigne en contrepoint la grande question des sols sur lesquels se déterminent nos besoins de point d’ancrage.
À combien de pas dormez-vous de l’eau ?
Les sols sont avant tout des lieux de traverse : au fil d‘une expérience partagée de l’eau, le grain de sable des plages et la fibre du papier, à marée basse ou au sortir de la sécherie, trouvent la force d’être supports des traces de nos passages.