Skip to main content

La Box - ENSA Bourges

Exposition du 25 avril au 15 juin 2025

Exposition monographique de Henni Alftan
Commissariat : Nicolas Tourre

Vernissage le jeudi 24 avril 2025 à 18h

 

 

Henni Alftan, Round Table III, 2024, huile sur toile de lin, 130×195 cm
« … Benoît IX, voulant orner de peintures Saint-Pierre de Rome, expédia en Toscane un de ses gentilshommes pour juger si le mérite de Giotto égalait sa réputation. L’envoyé du pape, après avoir recueilli à Sienne des dessins de plusieurs peintres et mosaïstes, arriva à Florence, et se rendit un matin dans l’atelier de Giotto. Il lui exposa sa mission, et finit par lui demander un dessin qu’il pût montrer à Sa Sainteté. Giotto prit aussitôt une feuille de vélin, appuya son coude sur sa hanche pour former une espèce de compas, et peignit d’un seul jet, avec une délicatesse toujours égale, un cercle d’une perfection merveilleuse, qu’il remit en souriant entre les mains du gentilhomme. Celui-ci, se croyant joué, s’écria : « Eh quoi ! n’aurai-je point d’autre dessin que ce rond ? »
Vasari, « Giotto, peintre, sculpteur et architecte florentin »,
Vies des peintres, sculpteurs et architectes,
traduction par Léopold Leclanché.
[English below]

_

L’élaboration de la chose picturale chez Henni Alftan ne passe pas par la relation exclusive à une image de référence dont se déduirait une représentation ou une figure en peinture. Henni Alftan parle avant tout d’« objet. »

La conception de ce projet a débuté lors de mon arrivée dans cette école, où je suis enseignant en peinture depuis 2023. À ce moment-là, Sandra Émonet, directrice de La Box, m’a confié un commissariat pour une proposition libre autour de la peinture. Dans un contexte global d’hyper médiatisation de la peinture figurative, je souhaitais présenter le travail singulier d’Henni Alftan, une artiste dont les process déjouent quelques règles habituelles de la représentation et de l’image.

J’aimerais situer brièvement la pratique d’Henni Alftan dans sa propre histoire. Celle qui, aujourd’hui, fait dire à l’artiste qu’«une peinture est d’abord un objet accroché sur un mur dans un espace. » L’élaboration de la chose picturale chez Henni Alftan ne passe pas par la relation exclusive à une image de référence dont se déduirait une représentation ou une figure en peinture. Henni Alftan parle avant tout d’« objet. »

En effet, il y a une vingtaine d’années, elle a engagé son travail de peintre en concevant d’abord des volumes peints, parfois installés dans l’espace et parfois accrochés aux murs. Ces formes volumes posaient des questions conceptuelles liées à l’acte de voir. Elles mimaient aussi l’épaisseur matérielle et sémantique de l’objet tableau instruit de toute son histoire, et donc conscient de ce qu’il était aussi un objet visible dans le réel.

Au regard de ce contexte initial, il est intéressant de remarquer que, dans ses tableaux plus récents, les représentations d’objets sont nombreuses. On reconnaît des objets du savoir, des objets de l’art, des objets du temps… Ces représentations d’objets signifiants suscitent la possibilité d’interprétations proches de l’iconologie classique, à même de dégager des intentions de sens. Voilà un postulat tentant qui mérite cependant d’être mis en doute si l’on prête attention au titre Stop making sense que l’artiste a choisi pour sa récente exposition à la galerie Karma de New York.

Si les représentations d’objets produisent des compositions aux allures symboliques, elles relèvent aussi bien de fragiles semblants. Je pense notamment aux nombreuses représentations d’écrans, de miroirs ou de surfaces vitrées dans certains tableaux d’Henni Alftan. Le visible s’y floute, s’y double, s’y embue ou s’y brise quelquefois.

Les représentations d’objets sont souvent associées à leur ombre, ou soumises à des effets de disparition, telle la roue de vélo qui, dans Optician (195x130cm, huile sur lin, 2025), sort du cadre à moins qu’au contraire elle n’y entre. Car le format agit sur la forme par la coupure du bord. Dans les tableaux d’Henni Alftan, tronquer l’image est souvent une façon d’acter le jeu de la fiction sur la représentation d’objet ou de corps.

Ces effets de coupure qui dans le tableau font du visible quelque chose de relatif rendent d’autant plus vif le réel de la peinture même. Henni Alftan la décline en aplats, en dégradés, mais aussi en textures subtiles et sensibles de surfaces brossées, plus ou moins mates ou brillantes. Un contraste se produit ainsi entre la franchise des formes, la planéité fréquente des surfaces colorées qui les détermine et les manques que produisent les cadrages et les coupures. Un doute se profile ainsi, dans la réalité de la scène peinte.

Dans Darkness (130x162cm, huile sur lin, 2024) lorsqu’elle met en couleur une surface que l’on pourrait identifier à un mur de fond dans un espace, Henni Alftan prolonge la couleur et la forme adéquate sur les tranches de son tableau. La tranche joue ici le rôle d’un espace transitoire entre le plan fictif de la surface bidimensionnelle du tableau et l’espace réel du mur sur lequel il est accroché. Par ailleurs, comme nous l’avons vu, la forme des objets qui structurent la composition peut être interrompue par le bord du tableau. C’est un détail, mais un élément significatif, précisément parce qu’il indique un jeu de l’artiste avec son médium et avec l’objet pictural ambigu qu’est le tableau. Ce jeu déstabilise le sens même des choses vues pour préférer de fait la peinture à l’image. Certes, chaque peinture fait image, et pour faire chaque peinture Henni Alftan a recours à un dessin croquis qui règle la construction de l’image dans la peinture. Pourtant, chose étonnante, Henni Alftan indique que, avant la peinture, et avant même le dessin, une phrase ou des mots viennent impulser la chose à peindre. Il y a chez cette artiste une véritable exigence du côté des langues, de la traduction et du sens des mots. Ainsi se montre t-elle attentive à ce que chaque forme peinte soit reconnaissable et intelligible, à l’égal d’une entité platonicienne qui aurait valeur d’idée de la chose. De l’idée, des mots à la chose peinte, chaque tableau est conçu comme un projet d’adéquation entre une chose intellectuellement conçue et son devenir visible, métaphorisé par le médium peinture.

Le titre de l’exposition, O de Giotto, est peut-être l’occasion pour une artiste d’affirmer son intérêt pour un autre artiste. Mais il s’agit aussi de marquer graphiquement la cohérence entre la forme plastique et les significations symboliques qui ordonnent un acte de peindre. Le O est ici riche d’interprétations possibles. Il a valeur de lettre emblématique, de signe de référence au signifiant peintre, « Giotto », mais aussi de figure du regard. Il est par ailleurs cette forme ouverte sur un vide que l’imaginaire pourra faire consister.

Ce O vu comme cercle est également ce qui ordonne les choix formels pour de nombreux tableaux présents dans cette exposition.  Une table ronde pour Round Table III, une cible dans Aim, une enseigne lumineuse en forme de lunettes pour Optician, une boucle d’oreille pour Earring, ou la lettre O presque complète dans BIC.

Parmi cet ensemble j’ai particulièrement gardé en mémoire ce tableau de petit format au titre équivoque, Earring (65x54cm, huile sur lin, 2024). Il figure une oreille humaine portant une boucle dorée. Il y a le tableau, la figure d’une partie de corps, la représentation du bijou et de son ombre portée sur la peau du personnage. Tout cela semble désigner quelque chose qui échappe au trop visible de la représentation en gros plan. Évidemment, il s’agit de voir et le bijou et le tableau. Mais il s’agit aussi de bien entendre l’enjeu de peindre. C’est une discipline que s’impose l’artiste. Ce tableau figure une partie de corps, de surcroît ouverte à l’extérieur : il s’agit d’une oreille, d’un orifice. Si le tableau place le bijou au premier plan de la composition, le bord haut laisse apparaître la description simplifiée de ce que l’on désigne comme la conque de l’oreille. Au-dessus du lobe, dans ce creux informel, tel un ombilic, le O de « Giotto » qui traduit l’intention de l’exposition trouve sa cohérence plastique de sens et de forme.

Nicolas Tourre

 

Née en 1979 à Helsinki (Finlande), Henni Alftan a choisi de venir étudier en France. Elle est diplômée de l’École Internationale d’Art et de Recherche Villa Arson à Nice (2001) et de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (2004). Sa peinture est désormais exposée, récompensée, et collectionnée par de nombreuses institutions privées et publiques, en France et à l’étranger.
Lorsqu’elle conçoit ses œuvres, l’artiste se préoccupe de la manière dont le spectateur identifie comme reconnaissables les lignes et les touches de peinture les plus simples, pourtant intrinsèquement abstraites. « J’aimerais voir le moment où la peinture commence à évoquer, à ressembler à autre chose qu’à elle-même »,
confie-t-elle. Cette réflexion sur l’acte de regarder imprègne toutes ses œuvres, qui intègrent des dispositifs de cadrage comme des fenêtres, des miroirs ou des écrans, dédoublant ainsi la planéité de l’image. Les mains et les yeux apparaissent également comme des métaphores récurrentes, évoquant à la fois l’artiste et le spectateur.
Bien que son esthétique soit épurée, Henni Alftan explore la couleur, la texture, l’échelle et la perspective au sein de toiles d’une grande richesse, où les significations s’entremêlent. À travers les propriétés physiques de la peinture, elle manifeste une vision et une compréhension profondes du monde.

 

[English version]
I first conceived of this project in 2023, when I began teaching at L’École nationale supérieure de Bourges. At this time, Sandra Émonet, director of the university’s La Box, asked me to curate a painting exhibition. In a global context in which figurative painting is hyper-mediated, I wanted to present the singular work of Henni Alftan, an artist whose process defies conventions related to representation and the image. I would like to briefly situate Henni Alftan’s practice within its own history. One that, today, leads her to say that “a painting is primarily an object hanging on a wall in a space.”
In her elaboration of the pictorial, Alftan does not rely exclusively on a direct relationship to a reference image. She primarily speaks to the “object.” Indeed, for the last twenty-odd years, she has approached her work as a painter by first conceiving painted volumes, at times installed in space, at others on the walls. These volumes raise conceptual questions related to the act of seeing. They also echoed the material and semantic depth of the painting-object informed by its entire history, and thus aware that it was also a visible object in reality. In light of this initial context, it is interesting to note that in her more recent paintings, representations of objects are numerous. One can recognize objects of knowledge, objects of art, objects of time… These representations of significant objects invite possible interpretations akin to those invited by classical iconology, capable of revealing intentions of meaning. This appealing assumption deserves to be questioned if we pay attention to the artist’s choice of title, Stop Making Sense, for her recent exhibition at Karma gallery in New York.
If the representations of objects create compositions with symbolic allures, they also speak to fragile appearances. I’m thinking of the numerous representations of screens, mirrors or glass surfaces in Alftan’s paintings. The visible is blurred, doubled, foggy or sometimes breaks. Objects represented [by Alftan] are often associated with their shadow, or subjected to disappearing effects, like the wheel of a bicycle in Optician (2025), which exceeds as much as is contained by its frame. This is because the format affects the composition by cutting through its edge. In Alftan’s paintings, truncating the image is often a way of establishing a fictional aspect in the representation of objects or bodies. These cutting effects, which make the visible relative in the painting, also make the reality of the painting all the more vivid. Henni Alftan interprets this in unmixed hues and gradients, as well as in her brushed surfaces’ subtle and sensitive textures, which range from matte to shiny. A contrast thus arises between the straightforwardness of the forms, the frequent flatness of the colored surfaces that define them, and the absences implied by framing and cropping. A doubt thus arises in the reality of the painted scene.
In Darkness (2024), as she adds color to a surface that we could read as a wall in the back of a space, Alftan extends the hue and its form to the edges of the frame. The edge here acts as a transitional space between the fictive plane of the painting’s two-dimensional surface and the real space of the wall on which it is hung. Moreover, as we have seen, the shape of the objects that structure the composition can be interrupted by the border of the painting. Although this is a detail, it is significant precisely because it is indicative of the artist’s playful relationship with her medium and with the ambiguous pictorial object that is the canvas. This play disrupts the very meaning of what is seen—the image—in favor of painting.
Of course, each painting is an image, and to make each painting, Henni Alftan uses a sketch to determine the structure of the image in the composition. Yet, surprisingly, Alftan indicates that, before the painting, and even before the sketch, a sentence or word will inspire her choice of subject. The artist’s work places a strong emphasis on language, on translation and the meaning of words. This speaks to her attentiveness to the recognizability and intelligibility of each painted form, akin to a Platonic ideal that would hold the value of the idea of the object. From the initial idea, the words to the painted object, each work is conceived as a project of alignment between something intellectually conceived and its visible state, metaphorized by the medium of painting.
The title of the exhibition, O de Giotto, is perhaps an opportunity for the artist to assert her admiration for another artist. But it also marks the graphic coherence between the pictorial form and the symbolic significations that structure the act of painting. The interpretive possibilities of the O are rich. The letter holds symbolic value as a sign that refers to the painter “Giotto, ” but also as the one who holds the gaze. The letter is also an open form on a void, which the imagination could fill up. Perceived as a circle, this O is also what guides the formal choices behind several paintings in this exhibition. A round table in Round Table III, a target in Aim, a neon sign in the shape of glasses in Optician, an earring in Earring, or the almost-complete letter O in BIC. Among these works, the one that stays particularly in my mind is the small-format Earring (2024), which depicts its titular subject. It shows a human ear wearing a golden earring. There is the painting, a body part, the representation of the jewelry and the shadow it casts on the figure’s skin. All of this seems to point to something that escapes the immediately visible. Of course, it is about seeing and the jewelry and the painting. But it is also about truly understanding the stakes of painting. It is a discipline that the artist imposes on themself. This painting depicts a part of the body, one that is open to the outside: it is an ear, an orifice. While the painting foregrounds the earring, the upper edge reveals a simplified description of what is referred to as the conch of the ear. Above the lobe, in this informal hollow, like a navel, the O of Giotto, which conveys the general intention of the exhibition finds its visual coherence in both meaning and form.
Close Menu